Sur un échiquier, deux pièces se font face : un cavalier et un âne entouré d'un halo de lumière. Fallait-il voir dans ce dessin une caricature du président iranien Mahmoud Ahmadinejad qui, lors d'un discours en 2005, devant les Nations unies, à New York, avait dit s'être senti enveloppé d'une "clarté lumineuse" divine ? Ce n'était pas évident. Pourtant, il y a quelques jours, l'organisme de surveillance de la presse iranienne a fermé le journal réformateur Shargh (Orient) pour "injure" à personnalité publique.
"Il n'y avait rien de politique : le halo était un simple détourage pour faire ressortir le dessin. Mais il leur fallait un prétexte !", explique, en haussant les épaules, Mohammad Atrianfar, qui assure la ligne éditoriale à la direction du journal. Et cet intellectuel influent d'ajouter : "On ne peut même pas dire que nous avons franchi la ligne rouge, le gouvernement n'en fixe aucune. Cela lui permet de punir qui il veut, quand il veut. D'un journal sans importance, il accepte tout, mais d'une publication de premier plan comme nous, qui critique le radicalisme ambiant, on ne tolère rien." Il est vrai qu'en trois ans d'existence, avec 120 000 exemplaires vendus chaque jour, Shargh était devenu la voix des élites réformatrices contre la presse gouvernementale. Le journal négocie pour faire lever l'interdiction, mais beaucoup craignent le pire.
En août déjà, une lettre des autorités dénonçant des articles "incitant au désordre" avait exigé le changement du directeur. "Depuis plus d'un an, on sentait que cela arriverait. On a l'habitude, journaliste est un métier précaire en Iran", confie Leïla Nassyria en arpentant les couloirs déserts de Shargh, dans le nord de Téhéran. Cette jeune femme au visage volontaire sous le foulard réglementaire déplore de devoir arrêter sa rubrique de littérature étrangère : "J'avais trouvé comment biaiser, éviter les pièges. C'était un tel plaisir de faire découvrir de nouveaux auteurs dans un pays aussi fermé que l'Iran..."
En neuf ans de journalisme, elle a travaillé dans sept organes de presse, fermés les uns après les autres. "Certains ne supportent plus cette angoisse permanente et quittent le métier. Moi, je continue. C'est un choix risqué, mais totalement consenti."
Le même jour que Shargh, trois magazines, dont Name et Hafez, ont été fermés. En moins de dix ans, une centaine de journaux ont connu une disparition forcée. Il reste une quarantaine de quotidiens nationaux.
De nouvelles publications sortent, mais la liberté de parole des débuts de la présidence réformatrice de Mohammad Khatami, élu en 1997, n'est plus qu'un souvenir.
"Les conservateurs tiennent tout en main, commente Mohammad Sadegh Janansefat, spécialiste en économie du journal Kargozaran, créé par les partisans de l'ancien président, Ali Akbar Hachémi Rafsandjani. Je connais de gros annonceurs publicitaires intéressés, mais ils ne feront pas affaire avec nous pour ne pas se faire mal voir des conservateurs."
Une offensive est en cours contre la télévision par satellite (110 000 paraboles ont été saisies en cinq mois), les blogs et les journaux en ligne. Le ministre chargé de la culture et des médias, Hossein Safar Harandi, annonce vouloir limiter les agences de presse. Est-ce un nouveau durcissement envers les médias ? "Même pas, c'est une répression en dents de scie, juste pour maintenir la pression afin que chacun veille à s'autocensurer", explique, ironique, Mehran Ghassemi, chargé du desk international au quotidien Etemad-e-Melli, le petit dernier de la presse iranienne. Vendu à 70 000 exemplaires il a été lancé il y a neuf mois par le parti du même nom, animé par le réformateur Mehdi Karoubi, ancien président du Parlement.
"EN PREMIÈRE LIGNE"
"Maintenant que Shargh est fermé, nous sommes en première ligne", constate ce jeune journaliste de 29 ans, qui a travaillé dans 17 journaux sur une dizaine d'années de carrière. De fait, deux jours plus tôt, trois cocktails Molotov ont été jetés contre l'immeuble. Et de raconter avec humour le parcours d'obstacles quotidien de tout journaliste : surtout ne pas toucher aux lois islamiques en parlant des droits de l'homme, ne pas critiquer la peine de mort, effleurer avec doigté le dossier nucléaire promu croisade nationale.
Attention au faux pas : "Ici, une fermeture temporaire, c'est pour dix ans." Moyennant quoi le journal a parlé de la grève de la faim du journaliste dissident Akbar Ganji (libéré au printemps après six ans de prison), s'est interrogé sur le rôle du Hezbollah au Liban et a critiqué le gouvernement. Et quand le sujet est trop sensible ? "On colle une dépêche d'agence sans commentaire." Reste le casse-tête des caricatures, prétexte le plus facile pour fermer une publication, y compris gouvernementale - ce fut le cas, il y a quatre mois, avec le journal Iran. A Kargozaran, le problème est réglé : pas de caricature, trop dangereux. Etemad-e-Melli, lui, persiste à jouer avec le feu. Auteur de deux caricatures de M. Ahmadinejad - "avec son nez proéminent et ses petits yeux, il est si facile à croquer !" -, dont une où le président, en pleine nature, fabrique un atome avec des brins d'herbe, le dessinateur Hadi Heidari, 29 ans, "s'émerveille chaque jour", dit-il en plaisantant, de n'avoir pas encore été arrêté.
Il a été le premier à faire la caricature d'un religieux, celle du président Khatami, lorsqu'il était en exercice. Et de montrer la photo où il remet sa caricature au président, qui sourit.
Mais c'est déjà du passé et nombre de ses confrères ont fait un tour en prison. "Mes amis ont peur pour moi, dit-il encore. Mais c'est mon seul moyen de faire passer certains messages." Et son ami Mehran Ghassemi de conclure : "La presse a fait du chemin en Iran. On a eu la dictature du chah, à présent nous avons des élections : on peut les critiquer mais elles existent. La démocratie, c'est une longue progression. Et nous, les journalistes, on sait qu'il y a un prix à payer pour cela."
Wildcarrot