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 ... et le jour où Godard se "racheta"

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AuteurMessage
L'Gé
Invité




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MessageSujet: ... et le jour où Godard se "racheta"   ... et le jour où Godard se "racheta" Icon_minipostedVen 24 Nov 2006 - 10:45

En 1988, Godard écrivit cette préface à un livre sur Truffaut.
Truffaut était mort depuis 4 ans.
J’aime beaucoup ce texte. Toujours pas entièrement compréhensible (il faut peut-être le lire comme on lit un poème), mais apaisé... et trés nostalgique !

Godard a écrit:
L’article de « Arts » numéro 719 du 22 avril 1959 disait : « Nous avons gagné » et puis, un peu plus loin, se terminait par « … car si nous avons gagné une bataille, la guerre n’est pas finie. » J’avais signé, aussi heureux qu’Athos d’un succès de d’Artagnan. C’était le présentation à Cannes des « 400 coups », représentant officiel de la France.
En ce temps-là, la magie existait encore. L’œuvre n’était pas un signe de quelque chose, elle n’était que cette chose (qui n’avait pas besoin d’un nom et de Heidegger pour exister). Et le public lui faisait un signe, ou pas, selon son humeur du moment.
Le long de la Croisette, un étrange trio s’avançait sous les vivats : un vieil oiseau aux grandes ailes déjà grises, un jeune voyou sorti du noir d’un livre de jean Genet, pâle et raide, tenant par le main un encore plus jeune garçon, échappé celui-là des premiers romans de René Fallet, et qui allait devenir l’équivalent français du Ninetto de Pasolini.
Cocteau, Truffaut, Léaud.
L’ange Heurtebise disait les mots de passe : re-gardez à gauche, re-gardez à droite. Souriez à France-Soir et France Roche ! Saluez le ministre ! Ralentissez ! Accélérez !

Ce temps-là était le bon. Et la gloire future n’avait pas encore tramé le deuil du bonheur. Car la guerre était perdue d’avance, à cause, n’est-ce pas, de l’avance, justement, que nous avions sur elle. (Cette guerre moderne entre le digital et la souffrance, le dit et le non-dit, parce que vu et enregistré.)

Pourquoi me suis-je querellé avec François ? Rien à voir avec Genet ou Fassbinder. Autre chose. Heureusement demeurée sans nom. Idiote. Demeurée. Heureusement, alors que tout le reste devenait signe, décoration mortelle, Algérie, Vietnam, Hollywood, et notre amitié, et notre affection du réel. Signe, et chant du signe.

Ce qui nous liait comme dents et lèvres – lorsqu’on achetait nos pauvre voltigeurs en sortant, place Pigalle, du Bikini ou de l’Artistic, et d’un film de d’Edgar Ulmer ou de Jacques Daniel-Norman (Ô Claudine Dupuis, Ô Tilda Thamar) avant d’aller cambrioler ma marraine pour payer les séances du lendemain – ce qui nous enchaînait plus fort que le faux baiser de « Notorious », c’était l’écran, et l’écran seul. C’était le mur qu’il fallait faire pour s’échapper de nos vies, et seul ce mur, qui allait s’évanouir derrière la gloire, et les décorations, et les déclarations, rageuses, dont avec trop d’innocence nous le saturions. Saturne nous dévora. Et l’on se déchira, peu à peu, pour ne pas être mangé le premier. Le cinéma nous avait appris la vie. Elle prit sa revanche comme Glenn Ford dans le film de Fritz Lang.

François, qui souffrait violemment de ne pas savoir écrire, a montré comment ce qui se dit allait triompher de ce qui ne se dit pas, mais se voit. Notre douleur parlait, parlait, et parlait, mais notre souffrance resta du cinéma, c’est-à-dire muette.
François est peut-être mort. Je suis peut-être vivant. Il n’y a pas de différence, n’est-ce pas.

Jean-Luc Godard
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