Amin Maalouf dans les identités meutrières dit quelque chose de semblable sur l'identité : qu'il est composé d'une multitude d'identités, qui s'entrelaçent, et qu'il se méfie de ceux qui, dans cet ensemble, veulent tirer un des fils pour en faire une identité principale.
J'avais copié un bout de texte, à une époque.. Ah voilà, j'ai retrouvé !
J'aime beaucoup :
[…]l’identité est faite de multiples appartenances ; mais il est indispensable d’insister tout autant sur le fait qu’elle est une et que nous la vivons comme un tout. L’identité d’une personne n’est pas une juxtaposition d’appartenances autonomes, ce n’est pas un « patchwork », c’est un dessin sur une peau tendue ; qu’une seule appartenance soit touchée et c’est toute la personne qui vibre.
On a souvent tendance, d’ailleurs, à se reconnaître dans son appartenance la plus attaquée […]. L’appartenance qui est en cause – la couleur, la religion, la langue, la classe… - envahit alors l’identité entière. Ceux qui la partagent se sentent solidaires, ils se rassemblent, se mobilisent, s’encouragent mutuellement, s’en prennent à « ceux d’en face ». Pour eux, « affirmer leur identité » devient forcément un acte de courage, un acte libérateur.
Au sein de chaque communauté blessée, apparaissent naturellement des meneurs. Enragés ou calculateurs, ils tiennent des propos jusqu’au-boutistes qui mettent du baume sur les blessures. Il disent qu’il ne faut pas mendier auprès des autres le respect, qui est un dû, mais qu’il faut le leur imposer. Ils promettent victoire ou vengeance, enflamment les esprits, et se servent parfois des moyens extrêmes dont certains de leurs frères meurtris avaient pu rêver en secret. Désormais le décor est planté, la guerre peut commencer. Quoi qu’il arrive, « les autres » l’auront mérité, « nous » avons un souvenir précis de « tout ce qu’ils nous on fait endurer » depuis l’aube des temps. Tous les crimes, toutes les exactions, toutes les humiliations, toutes les frayeurs, des noms, des dates, des chiffres.
[…]
Il ne s’agit pas de cas isolés, le monde est couvert de communautés blessées, qui subissent aujourd’hui encore des persécutions ou qui gardent le souvenir de souffrances anciennes et qui rêvent d’obtenir vengeance. Nous ne pouvons demeurer insensibles à leur calvaire, nous ne pouvons que compatir à leur désir de parler librement leur langue, de pratiquer sans crainte leur religion ou de préserver leurs traditions. Mais de la compassion, nous glissons parfois vers la complaisance. A ceux qui ont souffert de l’arrogance coloniale, du racisme, de la xénophobie, nous pardonnons les excès de leur propre arrogance nationaliste, de leur propre racisme et de leur propre xénophobie, et nous nous désintéressons part là-même du sort de leurs victimes, du moins tant que le sang n’a pas coulé à flot.
[..]
Ne disais-je pas tantôt que le « mot identité » était un « faux ami » ? Il commence par refléter une aspiration légitimes, et soudain il devient un instrument de guerre. Le glissement d’un sens à l’autre est imperceptible, comme naturel, et nous nous y laissons tous prendre quelquefois. Nous dénonçons une injustice, nous défendons les droits d’une population qui souffre, et nous nous retrouvons le lendemain complices d’une tuerie.
Amin Maalouf, Les identités meurtrières, 1998