Les royalistes se plaignent du nombre d'attaques qui pleuvent sur leur protégée. Ils peuvent ainsi la victimiser, arguant qu'aucun autre candidat ne provoque autant de réactions hostiles. C'est vrai : par exemple sur les forums, il y a plus de sujets ouverts contre Royal, ses petites phrases sont analysées, discutées à l'infini par les exégètes pro et anti. J'ai tenté de comprendre pourquoi. Et je crois tenir un début d'explication : le flou du discours royaliste.
Qu’est-ce qui fait le succès d’un texte sacré comme la Bible ? Qu’est-ce qui fait que ce texte, pourtant vieux de plusieurs siècles (et même plusieurs millénaires, pour sa première partie), donne encore lieu à des batailles théologiques d’une grande richesse et d’une grande virulence, chaque passage, chaque mot étant contradictoirement disséqué, analysé, interprété sur des pages et des pages ? Son ambiguïté. Si la bible a survécu à tant d’époques de l’histoire sans tomber en désuétude, c’est qu’elle était suffisamment floue pour être interprétés de la façon qui convenait le mieux aux mentalités du moment. Chacun interprète les textes sacrés à sa sauce. Le pacifiste, adepte de la résistance passive, pourra rappeler que selon la bible, il faut tendre l’autre joue. Inversement, l’intégriste pourra rappeler cette phrase terrible (Exode, 22-20) : "Celui qui offre des sacrifices à d’autres dieux qu’à l’Éternel seul sera voué à l’extermination." On pourrait faire la même analyse du Coran - sujet particulièrement brûlant depuis la fameuse tribune de Redeker dans le Figaro. Avec ce genre de texte, le débat n’est pas "l’auteur a-t-il raison ?" mais "qu’est-ce qu’il a voulu dire ?"
Par contre, en présence d’un texte univoque, on n’a pas besoin de se demander ce qu’a voulu dire l’auteur, puisque c’est déjà très clair. On va donc d’abord débattre de la pertinence du texte : l’auteur a-t-il raison ? Ses propositions sont-elles pertinentes ? Dit-il la vérité ? En général, le débat dure moins longtemps.
Mais revenons à nos moutons politiques, et prenons l’exemple de la proposition la plus médiatisée de Laurent Fabius : augmenter le SMIC brut de 100 euros dès le retour de la gauche au pouvoir. Il n’y a pas 36 façons d’interpréter cette proposition : c’est clair, net et précis. Il s’agit donc avant tout de savoir si le candidat de la gauche du parti a raison de préconiser cela, s’il n’y aurait pas d’effet pervers, si c’est du domaine du réalisable, etc... Je ne vais pas entrer dans ce débat, qui n’est pas le sujet ici.
Ségolène Royal, elle, est beaucoup plus ambiguë dans ses propos. Premier exemple : en mai dernier, la candidate propose l’"adhésion obligatoire au syndicat de son choix". Mesure dont les syndicats eux-mêmes ne veulent pas. Quand ils s’en rendent compte, ses partisans tentent de noyer le poisson : en fait, elle est pas vraiment sûre, elle a changé d’avis, bref, on ne sait pas trop. Ainsi, on contente tout le monde : chacun interprétera les propos de Ségolène Royal comme il l’entend, et à tous les coups l’on gagne. Même chose avec le mariage des homosexuels : un coup elle est contre, un coup elle ne sait plus très bien (depuis que cette mesure a été inscrite dans le projet socialiste, en fait). L'entrée de la Turquie en Europe ? "Mon opinion est celle du peuple français."
Un exemple plus révélateur encore de ce double langage : d’un côté, elle dit que présidente de la région Poitou-Charentes soutient que "l’idéal" serait de suprimer la carte scolaire. Mais de l’autre, elle dit qu’un simple assouplissement suffirait. Du coup, ses partisans eux-mêmes ne sont pas d’accord sur l’interprétation de la Sainte Parole. Dans un premier temps, certains font de la propagande en faveur de la suppression pure et simple de la carte scolaire, mettant en évidence un sondage favorable à cette mesure, et accusant les socialistes qui y sont opposés d’être en décalage avec le peuple de gauche. Levée de bouclier des militants socialistes. Du coup, depuis, les royalistes ont changé de stratégie (sans doute un effet de la "démocratie participative") : selon eux, à présent, Royal n’a pas vraiment voulu dire qu’elle est pour la suppression de la carte scolaire, elle aurait seulement voulu parler d’un monde idéal. Ce qui est tout de même très tiré par les cheveux : dans un monde idéal, il n’y aurait pas de misère, pas de chômage, pas de maladie, pas de famine, pas de toxicomanie, pas de catastrophe, pas de Star Academy à la télé et pas de Jane Birkin à la radio. Bref, on n’aurait même pas besoin de faire de la politique. Mais bon, dans le doute, et avec une bonne dose de propagande, ça passe.
Venant d’une prétendante au poste suprême, un tel manque de rigueur est assez effrayant. En réalité, Ségolène Royal entretient volontairement ce flou propositionnel. C’est très pratique, on l’a vu avec la Bible. Il y a des siècles, quand dominaient la superstition et l’obscurantisme, l’Église pouvait s’appuyer sur la Bible pour brûler Giordano Bruno lorsque celui-ci contestait certains dogmes, ou forcer Galilée à renier la vision copernicienne de l’univers. Mais devant la progression des sciences, l’Église a fini par comprendre que ses positions n’étaient pas tenables, et s’est appuyée sur une autre interprétation de la Bible pour lacher du lest. Chez Ségolène Royal, on constate la même élasticité. Cette élasticité a un autre avantage : elle permet de donner encore un peu plus dans la victimisation. Ce n’est pas bien difficile de prévoir que des propos aussi ambigus vont être interprétés dans un sens défavorable par les adversaires de la candidate, ce qui va donner lieu à des centaines de déclarations indignées, férocement contestées par les royalistes, et ainsi de suite... Les royalistes pourront dire qu’une fois de plus, leur pauvre Ségolène est la cible de toutes les attaques.
Le problème, c’est qu’avec une candidate aux propositions aussi floues, on ne sait pas vraiment à quoi s’attendre. Les ambiguités ont d’ailleurs fait beaucoup de mal au PS par le passé. Ce qu’on attend d’un candidat socialiste, c’est qu’il fasse des propositions claires, nettes, précises, qu’il dise franchement ce qu’il fera une fois élu. Pas qu'il dise tout et son contraire pour ne froisser personne. Car le flou politique n’a qu’un effet : accentuel le rejet de la classe politique dans les classes populaires, valider le discours dangereux du "tous les mêmes". Et favoriser les extrêmes, qui, eux, auront de toute façon une lisiblité à la mesure de leurs ambitions.